Alberta

La structure narrative dans La Dentellière de Pascal Lainé 

Jos
é Ángel García Landa

Universidad de Zaragoza, 1984

Édition électronique 2004

 

Le démasquement du narrateur

Il est difficile de trouver la première phrase pour une discussion sur La Dentellière. Par où commencer? Le livre a dans un certain sens une signification circulaire: on ne voit clair dans la vérité de l'histoire qu'après avoir lu la fin, et la fin, bien entendu, n'est accessible qu'à travers le reste du livre. Nous avons affaire à un livre-piège: on nous a imposé une certaine convention et on l'a trahie ensuite; un tour de force du discours nous révèle un aspect tout nouveau de l'histoire. Ceci oblige le lecteur à réinterpréter ce qui précède le dénouement et à modifier le jugement qu'il a porté sur les personnages et le narrateur aussi bien que sur le genre de livre qu'il est en train de lire. Dans son article "Les Catégories du récit littéraire" (1966), Todorov parle d'une "infraction à l'ordre" établi par le livre même, une infraction qui permet de mener l'oeuvre qu'il analyse (Les Liaisons dangereuses) vers sa conclusion. Il ne se prononce pas sur l'universalité de cette rupture dans tous les romans, mais ici nous en avons un exemple parfait. L'infraction porte dans ce cas-ci sur la voix du narrateur: les trois premières chapitres présentent un narrateur hétérodiégétique, qui nomme le personnage d'Aimery à la troisième personne; la fin est différente.

Le livre est divisé en quatre chapitres de longueur inégale. Le premier (I, 11-81) nous présente l'enfance de Pomme dans son village du Nord, avec sa mère, deux êtres à mi-chemin entre le stoïcisme et la stupidité. Le deuxième (II, 28-81) nous montre leur vie à Paris quelques années plus tard, et l'amitié de Pomme avec Marylène. Pomme est déjà caractérisée d'une façon ambigüe; un être dont la vulgarité cache un espèce de pureté profonde et de poésie; tandis que son "amie" Marylène et ses amis à elle sont tout simplement vulgaires. Dans le troisième chapitre (III, 82-163) Aimery de Beligné entre en scène: on peut résumer le personnage comme un aristocrate suranné, un intellectuel égoïste et pédant, ridicule, un peu méprisable bien que sans méchanceté. Il rencontre Pomme pendant les vacances à Cabourg et l'enmène vivre avec lui dans sa mansarde à Paris, presque sans le vouloir. Il ne l'aime pas; la vie en ménage lui semble insupportable à la fin, et il devient évident que leurs caractères sont fortement enracinés dans des couches sociales différentes, l'abîme social et culturel qui les sépare s'avère infranchissable. Il la quitte (ou plutôt, il lui ordonne de s'en aller). Pomme n'en laisse rien paraître au début, mais le choc va finir avec son équilibre émotionnel et sa santé. Quant à lui,

il eut une illumination. Il avait trouvé le moyen de vider sa querelle avec les choses du monde. Il écrirait! Il serait écrivain (un grand écrivain). Pomme et ses objets seraient enfin réduits à sa merci. Il en disposerait à sa convenance. Il ferait de Pomme ce qui'il en avait rêvé : une oeuvre d'art. Et puis il laisserait entendre, à la fin de son récit, qui'il avait vraiment rencontré Pomme. Il se complairait à reconnaître qu'il n'avait pas su l'aimer. Il transfigurerait sa honte présente, et son petit remords : sa faiblesse deviendrait oeuvre. Ce serait un moment d'intense émotion pour le lecteur. (La Dentellière 163).

Dans les trois premiers chapitres, nous avons eu affaire à un narrateur hétérodiégétique (Genette 1972) qui utilise la troisième personne pour se référer à tous les personnages. Soudain, dans le dernier chapitre (IV, 164-178), le narrateur devient homodiégétique; c'est Aimery qui nous raconte la fin du roman. Il paraît que la promesse qu'il s'était faite à la fin du chapitre précédent vient de s'accomplir: il y a, en fait, un livre dans lequel le narrateur révèle à la fin sa vraie identité, il a écrit son livre su Pomme, il a revélé à la fin qu'il l'a vraiment rencontrée. Mais ce livre-là, c'est celui que nous venons de lire. Aimery a réussi son moment d'intense émotion pour le lecteur au moyen d'une savante organisation du discours: le narrateur vient de se démasquer pour se transformer en personnage, ou, si l'on veut, un personnage devient soudain l'organisateur du monde du roman, et non plus le pantin qu'il semblait être. Cependant l'effet n'est pas celui qu'on avait annoncé; et d'ailleurs de démasquement se produit déjà dans III (dans la p. 84 on utilise une fois le nom de la "Dentellière" qui sera utilisé dans la quatrième partie).

Le personnage comme noveliste

Another story about a writer writing a story! Another regressus ad infinitum! Who doesn't prefer art that at least overtly imitates something other than its own processes? That doesn't continually proclaim "Don't forget I'm an artifice"­ that takes for granted its mimetic nature instead of asserting it in order (not so slyly after all) to deny it, or vice-versa? (Barth 1968)

La protestation de John Barth se détruit elle-même, car ce texte-là vient d'nt d'un livre "écrit" par un de ses propres personnages. Mais elle signale un danger qui menace l'utilisation de ce genre de recours. Ce type de jeux sont-ils gratuits? La réponse à cette question ne peut pas être uniforme. Les jeux avec la fictionnalité du texte peuvent devenir un jeu assez répétitif s'ils restent au niveau purement formel. En principe tous les textes fictifs peuvent être mis en evidence de cette façon, mais ce serait gratuit, une anecdote d'avant-garde, sans aucune signification dans l'économie de l'histoire, la façon de caractériser les personnages, ou la philosophie de l'oeuvre. Ce jeu est parfaitement acceptable au même titre que n'importe quelle autre figure.

Mais ces jeux peuvent aussi avoir une valeur loin de celle purement formelle; ils peuvent contribuer à donner à l'oeuvre la cohérence d'un tout ; ils peuvent être signifiants et non purement formels. "Le personnage comme noveliste" peut très bien être un de ces jeux. Par là, il faut comprendre non pas un personnage qui écrit, mais un un personnage qui écrit le roman qui le contient. Ou plutôt, d'une façon plus restreinte, le personnnage qui écrit le roman qui le contient en assumant l'apparence d'un narrateur hétérodiégétique. Mais il faut d'abord examiner la spécificité de cette figure en particulier; nous ne sommes pas en train de considérer toutes les oeuvres dont' l'auteur (fictif) est une des personnages. Il y a, en effet, un groupe considérable de romans (classiques aussi bien que d'avant-garde) qui remplissent cette condition: ce sont les romans à narrateur homodiégétique et à écriture "phénoménique" (Tacca 1973): les autobiographies fictives. Il y a bien sûr tout un genre de romans où le narrateur ècrit le livre qui le contient: dans les romans autobiographiques à la première personne, le rôle d'écrivain est parfois assumé. La différence est que, dans le genre de roman qui nous occupe, le personnage qui écrit le roman assume l'identité d'un narrateur hétérodiégétique. Les Faux Monnayeurs d'André Gide est un exemple classique de ce type de roman: la mystification est suivie d'une révélation dont le sens est différent dans chaque oeuvre. Le fait de donner au personnage une intention littéraire, de lui faire assumer une écriture phénoménique n'est pas gratuit. Il ne s'agit pas là tout simplement d'une manie de littérateur: c'est un instrument utile pour opérer ensuite le démasquement du personnage - soit par un changement gratuit (ou pas) de la personne grammaticale qui désigne le personnage dans le roman, ce qui équivaut à lui transférer la responsabilité du changement, soit par un jeu d'analogies entre le vrai auteur et l'auteur diégétique, etc. C'est aussi un moyen de nous présenter des scènes auxquelles le personnage-auteur n'a pas assisté dans l'histoire. Dans son côté d'auteur, il peut les créer facilement selon ses goûts ou ses informations. C'est le cas de La Dentellière: les deux premiers chapitres nous présentent des scènes dans lesquelles Aimery n'est pas présent; certaines d'entre elles sont d'une nature qui exclut la possibilité d'une reconstruction à travers l'information qui aurait pu être transmise par Pomme. Le ton du livre , en tout cas n'invite pas à faire de pareilles spéculations. L'intention est différente de celle des romans à la première personne tout court. Le point de vue d'Aimery-personnage est moins suspect, vu qu'il y a des scènes dans lesquelles il n'était pas présent. Cela pose un problème, peut-être plutôt apparent que réel: Aimery l'auteur est-il fidèle aux faits, surtout à ceux qu'il ne connaît pas, dans les chapitres I et II? On nous donne une histoire, et puis on nout prévient que le discours qu'on nous a offert, et duquel nous avons extrait cette histoire-là, n'est pas le plus fidèle possible. Fidèle à quoi? A quelle réalité? L'histoire ne peut être autre que celle que nous connaissons. Une histoire demeure potentielle jusqu'à ce qu'elle s'actualise dans un discours. S'il n'y a qu'un discours qui l'actualise, c'est celui-la que nous devons prendre pour en abstraire l'histoire. L'autre solution est possible (c'est le cas de As I Lay Dying, de Faulkner, où l'on voit la même historie, en vision stéréoscopique, du point de vue de chacun des personnages): dans ces cas le lecteur ne dépend forcément d'un seul narrateur et la version du premier peut être modifée par celle du second. Mais ici nous n'avons qu'une perspective. Si Aimery ment, son mensonge n'a pas de sens parce qu'il n'est pas contrastable avec aucune réalité autre que celle qu'il vient de créér lui-même. (Cependant, nous verrons plus tard qu'il faut un peu nuancer cette affirmation, car Aimery se corrige un peu lui-même).

Aimery prétend qu'il se complaît à reconnaître qu'il na pas su aimer Pomme; mais il atteint beaucoup plus que cela: il devient en quelque façon innocent. Pour lui même, d'une part: comme personnage, par l'effet cathartique de la création et de la confession; comme auteur, par l'evidence du fait que lui, au moins, voit clair dans l'affaire, et par la soumission finale d'Aimery-personnage à Pomme qu'il impose. Mais aussi pour le lecteur: nous n'avons pas de reproche à faire au narrateur puisque nous venons d'accepter le monde qu'il nous offre, la vision qu'il en a (bien que l'ironie eût pu modifier cette vision; voir infra, "Distances"). Faute d'ironie ou de mensonge, nous n'avons pas de données pour nous opposer à lui. Le personnage Aimery, bien sûr, continue à être (relativement) coupable, mais il appartient au passé inévitablement, il est moins immédiat que le narrteur pour le lecteur. Le narrateur, par contre, est une figure présente, c'est celui qui nous raconte maintenant ce qui a eu lieu jadis. Pour le lecteur, c'est un Aimery pénitent qui a écrit le livre, et c'est là une remarque importante ajoutée à la caractérisation du personnage, de la première à la dernière page. Notons que ce nouvel aspect du personnage nous arrive d'une façon implicite: le lecteur ne l'aperçoit qu'après une réflexion sur le texte, tel qu'il a été modifíé par le démasquement du narrateur.

Le démasquement du narrateur a de lourdes conséquences. En effet, dû au travail de construction du texte qui le précède, il acquiert une valeur qui nèst pas perçue clairement quand on décrit le processus d'une certaine distance. Cette simple paralipse devient une espèce de changement de niveau; les trois premières parties du livre acquièrent une nouvelle valeur, mais leur valeur originelle n'est cependant pas annullée: elle forme la base sur laquelle les interprétations subséquentes du texte vont s'établir. C'est le même processus que nous voyions tout à l'heure en train d'agir sur l'histoire. Dû à l'effet de construction qui s'est vérifié pendant la lecture du texte, celui-ci acquiert une valeur qui n'est pas perçue clairement lorsqu'on décrit les relations purement linguistiques entre les diverses parties du texte, sans tenir compte du processus de lecture. Cette simple paralipse devient une espèce de changement de niveau diégétique. Les trois premières parties du livre acquièrent une nouvelle valeur, mais leur valeur originelle n'est cependant pas annulée: elle forme la base sur laquelle les interprétations subséquentes du texte vont s'établir. Nous n'avons pas affaire à un récit homodiégétique que dans la quatrième part. Le narrateur premier est bien Aimery, dans un certain sens, mais il n'est pas moins hétérodiégétique pour cela, même après sa confession-- du moins d'un point de vue formel. Aimery devient le narrateur, mais le narrateur ne devient Aimery qu'à demi: en effet, il reste un noveliste qui a crée un personnage nommé Aimery. Le personnage se trouve dont rejeté à un degré de plus de fictionalité, à un niveau métadiégétique (Genette 1972): nous avions cru qu'il s'agissait d'un simple un personnage de roman, alors qu'il est un personnage-personnage crée par un personnage-narrateur. Pour le lecteur, l'effet est le contraire: il y a une impression non pas d'éloignement mais de rapprochement; le roman devient réalité tout à coup; les expressions de doute et de fictionalité du narrateur dans la première partie acquièrent un sens nouveau; les personnages ont envahi le niveau extradiégétique.

Pourtant, nous n'avons pas là, à proprement parler, une métalepse: il n'y a pas à proprement parler d'invasion réelle ou de changement de niveau. Tout simplement, nous étions trompés sur la nature des niveaux. Nous pensions que le niveau métadiégétique était le niveau diégétique, et que le niveau diégétique était le niveau extradiégétique. Nous ignorions le vrai niveau métadiégétique. Genette note que

le passage d'un niveau narratif à l'autre ne peut en principe être assuré que par la narration, acte qui consiste précisément à introduire dans une situation, par le moyen d'un discours, la connaissance d'une autre situation. Toute autre forme de transit est ( . . . ) soit boufonne, soit fantastique. (Genette 1972)

Puisque dans notre cas il ne s'agit pas d'une vraie métalepse, le principe de Genette reste debout. Mais notons que la transition n'est ni boufonne ni fantastique, et que ses effets sont les mêmes que ceux d'une vraie métalepse:

cette hypothèse inacceptable et insistente, que l'extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c'est à dire, vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit. (Genette 1972)

Nous pourrions caractériser cette figure (il paraît que le nom "figure" est mérité) métadiégétique réduit présenté comme diégétique, ou encore un "pséudo-diégétique inverti", puisque Genette défine le pséudo-diégétique comme

une figure moins audacieuse, mais que l'on peut rattarcher à la métalepse ( . . . ) raconter comme diégétique, au même niveau narratif que le contexte, ce que l'on a pourtant présenté comme métadiégétique en son principe. (Genette 1972)

Dans notre cas, on raconte commme diégétique ce qu'on va présenter comme métadiégétique. Une question d'ordre si l'on veut, mais qui produit des effets totalement différents.

Pour un lecteur attentif, le démasquement du narrateur se profuit just à la fin du chapitre III, dans le fagment que nous avons cité dessus. La révélation complète vient avec le chapitre IV. Nous y voyions un changement de voix; le narrateur devient homodiégétique, c'est Aimery. Vu que le narrateur vient d'admettre son identité avec ce personnage, cela semble un développement logique: il n'y a plus aucune raison pour continuer à maintenir l'éloignement.

Mais les choses smeblent être différentes. Cette nouvelle voix n'est pas liée à celle qui la précède: elle l'ignore complètement. Il n'y a pas de nouvelle allusion à la qualité romanesque de l'histoire, ni d'explication pour le changement de personne. Encore plus, l'histoire ne poursuit pas son cours . On nous raconte à nouveau la speparation avec Pomme (qu'on nomme ici "la Dentellière"). Il y a une analepse interne (elle porte sur un moment où le narrateur vivait encore seul avant de rencontrer la Dentellière) et homodiégétique. L'amplitude est considérable, car elle reprend presque toute la troisième partie, bien que le rythme soit plus rapide. Au sujet de l'analepse interne homodiégétique, Genette signale le risque (inévitabilité plutôt) d'interférence dans ce type d'analepses (Genette 1972: 92). C'est en effet ce que se produit dans La Dentellière. Encore plus, les interférences amènent des contradictions entre les deux parties principales du livre (III et IV). L'histoire a un air étrange: c'est une version différente de celle que nous avons connu. Le narrateur choisit des détails que nous ne connaissions pas. Sa mansarde s'est transformée en une chambre dans l'appartement d'une vieille dame Russe, une nouveau-venue dans l'histoire. Et il n'habite plus rue Sébastien-Bottinn (près de Saint Germain-des-Près), mais "pas loin du Trocadéro". Il ne flâne pas toute la journée: il donne leçons de latin. Il reçoit une lettre de la mère de Pomme non pas dans le printemps suivant à la séparation, mais plusieurs anées plus tard; il a du mal à se souvenir. Il n'est pas littérateur, et il a revu la Dentellière une fois dans un asyle psychiatrique. Ce sont des détails si différents que nous reconnaissons à peine l'histoire, nous ne savons pas si la lettre qu'Aimery a reçu est la même que Pomme a demandé à sa mère d'envoyer, ou si la Russe est la concierge qui a donné l'addresse d'Aimery à la mère de Pomme. Les détails son parfois semblables, les différences ne sont pas complètement claires. Mais cela ne peut avoir qu'un sens: le chapitre IV est une toute autre chose que le reste du roman. La séparation de cette partie (IV) et la précédente (I, II et III) est hors de doute; il ne s'agit pas d'une simple continuation avec un changement de voix. On pourrait proposer des raisons diverses pour expliquer cette séparation, mais il y a une qui semble la plus probable: la quatrième partie se trouve à un niveau diégétique différent. Le roman d'Aimery est fini (la troisième partie finit comme une fin de roman), et maintenant un narrateur plus direct va nous nous montrer les faits tels qu'ils ont été en réalité, la matière première du personnage-noveliste... qui constitue à soun tour un deuxième roman écrit par une nouvelle hypostase du narrateur. La valeur de cette deuxième partie reste ambigüe: d'une part elle maintient une relation hypodiégétique (Bal 1977) avec la première partie, mais d'autre part elle aide aussi à constituer le roman écrit par Aimery. N'empêche que l'approche est mons passionné, plus objectif. Cette fois, il écrit sans ridiculiser son propre personnage et en nous donnant la vraie mesure de celui de Pomme. Il semble avoir purgué (en le mentionnant) jusqu'à son dernier péché, celui de l'utilisation de Pomme comme matériau -- dans la vie, cela ne serait pas justifiable, mais l'art en a besoin. Maintenant il humanise un peu Pomme (c'est le rôle de la vieille Russe); il ignore (par l'effet de la première personne) le mal qu'il a fait à Pomme jusqu'à leur rencontre, et, si son caractère n'a pas beaucoup changé, on nous montre au moins le remords. Mais les différences les plus importantes ne sont pas dans la caractérisation: Aimery avait déjà mélangé le remords à la fuite de la responsabilité à la fin du chapitre précédent. C'est surtout le ton de la voix qui fait la différence. Le rôle de cette partie dans l'économie du livre est aussi de le faire finir avec le projecteur braqué sur Pomme, et non p sur Aimery, qui avait attiré toute l'attention du lecteur dans la fin du chapitre précédent. C'est là le danger de ce genre de jeu dans cette oeuvre: la révélation n'est pas attendue, elle semble changer tout à coup la signification du livre. Dans une première lecture, c'est la surprise qui l'emporte sur la cohérence. Le personnage-narrateur nous a plongés dans un monde subjectif: (pas celui des faits, mais celui de son jugement sur les faits), et il est difficile d'en sortir, comme il est difficile de comprendre les vraies pensées de cette Dentellière méconnue du dernier chapitre, dont l'éloignement semble indéchiffrable pour Aimery et pour nous. Dans un deuxième lecture, nous connaissons déjà le vrai sujet de l'oeuvre ­ le sentiment d'incohérence disparaît, mais la surprise, le "moment d'intense émotion pour le lecteur", n'est plus récupérable.

 

Voix et focalisation des deux narrateurs

Nous avons donc affaire à deux récits "classiques" constituant un tout dont l'originalité structurale relève de leur union et de leurs contrastes. La signification de ce tout n'est pas épuisée par l'addition des significations isolées des parties composantes. Nous avons déjà examiné la nature de cette union. Maintenant il faut revenir plus soigneusement sur celle des deux parties séparément. En effet, il n'est pas sûr qu'il soit légitime d'extraire des règles générales pour le fonctionnement de la narration et le rôle des personnages dans celle-ci communes aux deux parties, puisqu'elles sont à des niveaux diégétiques différents. Et il ne semble pas davantage prudent d'identifier Aimery-narrateur dans la première partie á Aimery-personnage dans la deuxième. Chacune des deux parties obéit, donc, à des règles narratives qui lui sont propres; il ne faut pas oublier que la première est fictionnelle par rapport à la deuxième.

Selon Mieke Bal (1977), chaque récit établit par sa propre pratique une série de règles sur la distribution de la voix et de la focalisation. Ces règles peuvent être déduites de l'usage général du texte, et ne peuvent être enfreintes que très rarement; si l'infraction est trop fréquente il n'ya a naturellement pas de règle. Ces règles doivent obéir les règles générales du récit. Les règles de la première partie de La Dentellière sont:

1. Il n'y a pas de changements de niveau narratif. Tout le discours passe à travers le narrateur, qui ne cède pas la parole à ses personnages. Il n'y a pas de dialogue. Le style indirect est utilisé pour nous informer du sujet des conversations, qui sont d'ailleurs assez rares. C'est un style presque purement diégétique. Presque, car il y a quelques exceptions (56, 62-64, 81), parfois relevant d'une espèce de "pseudo-diégétique" à la Proust. Mais leur importance est presque nulle, elles sont si rares que le lecteur ne s'arrache pas totalement à la voix du narrateur, et ces fragments de discours direct semblent reconstruits par le narrateur, qui, comme dirait Platon, s'efforce de donner l'illusion que ce n'est pas lui qui parle. Voici un fragment typique de style direct:

Elle s'était mariée, l'amie, et son mari venait d'acheter une maison à la campagne, pas très loin de Paris. "Il faut que tu voies cette maison", avait dit, évidemment, l'amie. (p. 49)

Il y a d'autres exemples de la même espèce dans les pages 30, 50, 51, 54, 67, 68, 76, 83, 96, 100, 132, 135, 143, 147. Il y a de vrais exemples de style direct, et même de petits dialogues, dans les pages 29, 56, 58, 62, 63, 80, 135, 137. Mais c'est vraiment très peu par rapport à ce que l'on trouve généralement dans un roman. Parfois, on trouve une assimilation totale du style direct à l'indirect, comme dcans cet exemple:

elle dit que ce serait "quand il voudrait"

où les guillemets sont tout ce qui reste pour indiquer la fidélité relative des paroles narrativisées. Le style indirect libre est assez abondant; en général il ne se confond pas avec la voix de l'auteur car la plupart des fois il a une finalité ironique et les attitudes de l'auteur et celles des personnages sont clairement définies (p. ex., pages 47, 52, 71, 107, 147...). Mais d'autres fois il est difficile de distinguer entre le narrateur et le personnage. Il est significatif que, dans ces cas-là, le personnage est Aimery (p. ex., pages 113, 116).

2. Les changements de niveau de focalisation ne s'étendent pas plus loin que le deuxième niveau. C'est à dire, plusieurs focalisateurs sont exprimés par la même voix (puisqu'il n'y a pas de changements de niveau narratif). Le narrateur-focalisateur peut focaliser un personnage qui, à son tour, est un focalisateur. Mais ce deuxième focalisateur ne perçoit que des focalisés, jamais d'autres focalisateurs. D'ailleurs les changements de focalisateur sont rares et pas spécialement significatifs.

3. Le narrateur est focalisateur (au premier niveau, bien entendu). Le focalisé peut être perceptible ou imperceptible. Par exemple:

Pomme regardait sa boule de chocolat toute neuve et se demandait ce qu'on pouvait bien apprendre, à l'Ecole des Chartes (p. 83)

Bien que ce genre de focalisés ne soient pas hors de sa portée, le narrateur peut quelquefois "lire la pensée" des personnages; la plupart de fois le focalisé se compose d'actions. Ce sont des sections significatives qui nous permettent de déduire la psychologie sous-jacente; mais ce n'est pas nécessaire d'habitude, car le narrateur se charge de bien nous expliquer la signification de l'action: il la transforme en un cas particulier, une manifestation de la psychologie du personnage. Nous ne connaissons pas cette psychologie à travers les pensées du personnage transposées par le narrateur. Nous reviendrons plus tard sur cela.

4. Pomme peut être focalisateur au deuxième niveau dans les chapitres I et II (avante l'entrée en scène d'Aimery). C'est assez rare, et le focalisé est toujours perceptible. Exemple:

Pomme s'ennuyait un peu sur la toile moite de sa chaise longue. Elle écoutait plus ou moins les deux autres qui parlotaient et pouffaient. Elle les voyait entre ses cils flotter sur le gazon. (p. 53)

Ici la signification de ce changement de focalisateur est claire: le lecteur participe plus directement de l'isolement que Pomme ressent face à Marylène et son amie. Cependant, cet usage est exceptionnel dans le roman car il risque de faire sortir Pomme de son rôle d'objet pour la transformer en sujet. Il disparaît au chapitre III, où il est important de souligner la qualité objectuelle de Pomme, son impénétrabilité qui va surprendre Aimery.

5. Aimery peut être focalisateur au deuxième niveau quand le focalisé est perceptible. Nous voilà dans la situation contraire. Pomme doit être à présent un objet, et elle devient le focalisé d'Aimery-focalisateur, dans les moments où celui-ci s'interroge sur elle.

Lui regardait avec étonnement le visage de Pomme, où rien ne se donnait toujours à lire. (p. 111)

Mais ces cas sont rares aussi. Le narrateur ne cède pas volontiers la focalisation: il domine complètement la scène. S'il y a un rapprochement entre le narrateur et Aimery, il ne se trouve pas ici, mais dans l'usage de l'indirect libre.

L'enonciation de ces règles ne donne une idée claire du type de narration face auquel nous nous trouvons que si l'on indique en même temps leur fréquence. Ainsi, il faut définir les trois premiers chapitres de La Dentellière comme un texte qui nous est présenté par un narrateur-focalisateur avec un pouvoir d'introspection sur les personnages, et qui n'est nécessairement lié à aucun des personnages. Le sujet de ses phrases narratives est tantöt l'un, tantôt l'autre, ou bien aucun des deux, comme dans la scène où le père de Pomme est contemplé pendant un moment, et qui n'a pas de relation directe avec le reste de l'histoire:

Dans le métro, entre Odéon et Châtelet, il y avait un gros bougre apoplectique ( . . . ) C'était peut-être Pomme sa fille, c'était peut-être une autre. Mais quelle importance? (p. 59)

Narration et description sont donc confiées à la voix du narrateur. Mais cette voix remplit aussi d'autres fonctions:

- Ell juge les personnages tout en les décrivant, soit directement, soit à travers l'ironie. Voici deux exemples:

Au milieu des parfums, des flacons, des artifices sans prestige du salon de coiffure sa simplicité devenait mystérieuse. Le charme de Pomme c'est qu'elle ètait autre, sauf l'érotisme stéréotypé du petit bourrelet entre la jupe et le pull. (p. 33)

Aimery de Béligné se fraye un chemin dans la foule des vilains jusqu'à la grand-rue du bourg, qui s'appelait l'avenue de la Mer. (p. 82)

Pomme est mystérieuse, mais elle ne l'est pour nous que grâce à la voix du narrateur. Pour le lecteur, il n'y a pas de mystère dans ses actions, mais voilà que le narrateur la déclare mystérieuse. Elle le devient alors dans une certaine mesure. Le narrateur reproduit l'opacité de Pomme pour Aimery au moyen d'une tension entre ce qui est montré du personnage et les jugements qu'on en fait, entre showing et telling. De la même façon, l'opinion du narrateur sur les prétensions aristocratiques d'Aimery est claire par l'inscription du mot "vilains" dans le deuxième fragment. Le lecteur ne déduit pas du texte cet aspect du héros: il le reçoit directement du narrateur.

Le narrateur est conscient non seulement du fait qu'il est en train de raconter une historie (écriture "phénoménique" pour O. Tacca) mais aussi de la fictionalité de cette histoire. C'est pour cela qu'il peut admettre la contingence de ce qu'il écrit, ou corriger les faits et leur interprétation, en proposant des versions alternatives, ou plus communément faire des références à l'auteur ou au lecteur:

(Ici l'auteur pourrait s'appesentir un tantinet sur le problème de la cohabitation de la fillette avec cette mère qui se livre à la prostitution ( . . . ) On se figurerait l'âcre destin de cette enfant, et le roman pourrait être l'histoire de ses dégradations ensuite, à la mesure de sa candeur initiale). (pp. 19-20)

Autre version des mêmes faits...
... Car il y a ci-dessus (p. 71 sq.) de l'invraisemblance, n'est-ce pas? ( . . . ) Voici ce qui a dû se passer vraiment... (p. 76)

Voir aussi les pages 11, 15, 26, 27, 39, etc.

Ces références extradiégétiques deviennent diégétiques en même temps que le narrateur à la fin du livre.

­ L'auteur dirige aussi l'attention du lecteur vers la signification globale de l'ouvrage:

Il sera passé à côté d'elle, juste à côté d'elle, sans la voir. Parce qu'elle était de ces âmes qui ne font aucun signe, mais qu'il faut patiemment interroger. (p. 146)

Le narrataire de cette première partie (comme celui de la seconde d'ailleurs se définit surtout d'une manière négative et implicite: il apparaît quelquefois comme "le lecteur", mais il est caractérisé surtout par le genre de connaissances et de réactions que l'auteur attend de lui. Voyons quelques exemples:

C'est dans un studio qu'elle habite (XVIe. près Bois. Lux. Studio. 30 m2. 6e s/rue. asc. desc. s. de b. kitch.). L'imaginerait-on dans un pavillon à Saint-Maur? (p. 41)

On avait refait le cheminée parce qu'elle n'était pas assez rustique; on avait remplacé le carrelage du sol par des tomettes provençales. Ç'allait être impeccable. (p. 50)

Quel homme n'a pas dans sa vie commis deux ou trois de ces crimes? (p. 146)

Il y a peu de traits qui émergent pour différentier ce narrataire du "narrataire degrè zéro" (12). Cependant, on peut rapprocher la connaissnace qu'il doit avoir de la société française de celle qu'a le narrateur; il doit être capable de comprendre l'ironie avec laquelle celui-ci contemple la décoration de la maison de campagne de l'amie de Marylène, ou la description du studio de celle-ci. Le dernier fragment laisse presupposer qu'il s'identifie avec la moralité du narrateur (bien que celui-ci le corrige dans le texte cité dessus sur la prostitution de la mère de Pomme: en tout cas les attitudes du narrataire sont guidées par le narrateur).

Examinons maintenant la deuxième partie du roman. Dans le chapitre IV les règles seraient (compte prise du changement de voix, etc.):

1. Il n'y a pas de changements de niveau narratif, avec toutefois quelques brèves exceptions pour la Dentellière (175, 176-77).

2. Le narrateur/"Aimery" est aussi le focalisateur au premier degré quand le focalisé est perceptible (mais cela ne lui empêche pas de faire des suppositions sur les pensées des autres).

3. Il n'y a pas de changements de focalisateur.

Les changements de focalisation rendent la narration plus neutre, moins centrée sur un seul personnage. Leur absence ici rend le récit encore plus personnel. Le discours indirect libre est assez fréquent partout, il introduit une vivacité par contraste au discours du narrateur (et lui permet d'ironiser). La focalisation transposée, par contre, est assez rare; nous trouvons un monde de pensées et de paroles plutôt que de perceptions. Il y a dans tout le roman une extrême narrativisation dans la présentation des personnages. Notons que l'extrême narrativisation de la première partie se trouve encore plus poussée dans la seconde (ch. IV): c'est une caractéristique globale de la narration du livre par dessus les niveaux diégétiques et les changements de personne. Cependant il y a des différences: l'ironie a disparu. La voix narrative accorde plus de temps à la narration et moins aux analyses des attitudes, et l'écriture de cette partie est "nouménique", inconsciente de soi-même. Naturellement, il n'y a pas de nouvelles allusions à la fictionalité du texte: celles de la première partie deviennent alors intradiégétiques. la première personne, le caractère de "souvenirs" qu'ont les faits narrés et l'absence de changements de focalisation donnent un air plus personnel à la voix du narrateur du dernier chapitre.

 

Le temps de la narration

Il reste un dernier aspect de la narration à considérer: le temps. Nous allons considérer suelement les relations du temps avec la voix, c'est à dire, la position temporelle du narrateur par rapport aux événements (voir Genette 1972: 230). On constate ici un autre effet de la circularité du livre: l'écriture est à la fois ultérieure, simultanée et prédictive. Ou plutôt, dans la seconde partie (ch. IV) la narration est ultéreieure aux faits, et la plus grande partie des trois premiers chapitres présente une narration ultérieure. Mais l'histoire avance vers le moment de l'écriture, et il y a un moment où elle semble le rattraper. Les dernières phrases du chapitre III sont (merveilles de la littérature) à la fois ultérieures et prédictives:

La scène au cocktail littéraire est prédictive car ces lignes font toujours partie du roman écrit par Aimery qui va lui permettre d'assiter au cocktail. Elles sont ultérieures si on prend la valeur première du roman: en tant qu'oeuvre d'art il est indépendant de la réalité ou l'irréalité des expériences de l'auteur: Aimery est un écrivain d'abord, un écrivain autobiographique ensuite. Reste que ce cocktail ne pourra avoir lieu que quand Aimery/(Lainé?) aura publié son roman La Dentellière; l'ironie du narrateur à l'égard d'Aimery a bien l'air de porter aussi sur lui même, et encore peut-être sur Pascal Lainé, comme l'auteur de La Dentellière. Quoi qu'il en soit, en choisissant de finir son oeuvre au moyen d'un passage de l'histoire tout simple au texte, La Dentellière devient un excellent exemple de la littérature performative au dire de Roland Barthes, cette littérature qui est "un masque qui se montre du doigt" (1971: 107).

 

 

Les distances

J'emploie le terme "distance" au sens que lui donne Wayne C. Booth. (1961). Ce terme, tout comme celui d'"auteur implicite" ne semble pas trop rigoureux du point de vue linguistique. Mais l'ironie est aussi un usage du langage. Un usage très particulier: on dit le contraire de ce qu'on veut dire, ou bien on sous-entend un commmentaire qui n'est pas là, écrit. La compréhension de l'ironie présuppose la connaissance d'une grande quantité d'information extralinguistique, culturelle, et il serait probablement trop long et fastidieux, et même redondant, d'analyser en termes linguistiques la manière dont l'auteur nous fait savoir ses opinions sur les personnages et son degrè d'identification avec le narrateur. Les termes "distance" et "auteur implicite" se basent sur la captation intuitive de ces relations.

- La distance auteur implicite / narrateur est très faible. C'est à dire, la figure du narrateur n'est pas ironique dans son ensemble, et ses jugements sur les faits de l'histoire sont acceptables pour le lecteur. Ceci est valable pour la première partie du roman. Cette faible distance, qui s'est étalblie tout le long du roman, acquiert un sens nouveau lorsque le lecteur apprend l'identité d'Aimery et le narrateur. Ce personnage, qui a été malmené sans cesse par le narrateur, reçoit alors deux privilèges très importants: l'objectivité et l'humilité.

- La distance narrateur - personnages est d'une nature différente dans chaque partie. Dans la première partie le narrateur est un dieu qui a crée les personnages. Il est cependant en même temps une espèce d'observateur des attitudes et des actions de ces personnages. Cette ambivalence vient du fait que cette partie est la construction qu'a faite Aimery, à son goût, sur ses expériences. La distance entre le narrateur et les personnages est très grande. Distance morale d'Aimery et Marylène, distance culturelle de Pomme, sa mère et Marylène. Tous les personnages sont antipathiques, sauf Pomme et sa mère, et ces deux-la restent plutôt neutres. Le narrateur ironise surtout sur Aimery, Marylène et la mère de Pomme, mais Pomme elle-même n'est pas hors de portée de ses attaques. Cependant elle reste le personnage le plus séduisant grâce aux efforts du narrateur pour lui donner un status spécial, quelque chose d'"autre".

Dans le chapitre IV, narrateur et personnage confluent dans la figure d'Aimery. Mais la distance entre eux n'est plus si grande: l'Aimery de cette partie reconnaît sur lui-même des traces de mesquinerie ("Je fus saisi d'un insupportable sentiemnt de culpabilité ( . . . ) J'ai tâché d'annuller cela en la faisant parler des hommes qu'elle avait connus après moi") mais il ne se condamne plus lui-même. Il est vrai que la distance temporelle entre le personnage et le narrateur est ici plus petite que dans la première partie. Cependant, la distance entre les deux narrateurs reste la plus curieuse. Ils sont censés d'être la même personne, mais la supériorité morale du premier est évidente. Le deuxième narrateur, très proche du personnage, est inférieur à la Dentellière:

Il m'a semblé qu'elle avait deviné mon angoisse et qu'elle avait pitié de moi. (p. 177)

­ tandis que l'autre était supérieur à elle. L'indignation et la compassion de ce premier narrateur sont feintes: elles sont la création d'un personnage qui ne les a pas, mais qui est suffisamment intelligent pour les reproduire: elles sont l'ingrédient imprescindible pour l'élaboration de l'oeuvre imaginée par Aimery:

Il transfigurerait sa honte présente, et son petit remords: sa faiblesse deviendrait oeuvre. (p. 163)

Cependant, c'est avec ces qualités feintes, avec cette instance doublement imaginaire qu'est le premier narrateur, que le lecteur s'identifie le plus ­ sa voix réussit à annuler la voix plus "directe" du dernier chapitre. L'écrivain est supérieur à l'homme, et quand Aimery l'homme apparaît dans la deuxième partie pour nous offrir la connaissance partielle qu'il a des faits, nous ne pouvons plus accepter ses raisons; notre opinion s'est déjà formée.

 

 

Conclusion

On nous raconte une histoire. On nous dit qui c'est qui vient de la raconter. C'est l'histoire d'un homme qui écrit un roman pour se libérer de ses remords. Il y a beaucoup de façons de raconter cette histoire: dans La Dentellière on nous la raconte en nous faisant lire le roman écrit par le personnage. Mais alors c'est l'histoire du roman qui devient la plus importante. Nous n'avons là ni un récit partiel contrastable à la "vérité" ni la "vérité" elle-même: à la fin nous découvrons ce que nous savions déjà ­ que nous sommes en face d'un roman. Le "pseudo-diégétique inverti" semble détourner pour un moment l'attention du lecteur vers le personnage-narrateur; à la fin elle revient sur la protagoniste. Mais en même temps nous avons reçu une information additionnelle sur l'histoire et sur un personnage, et le livre s'est enrichi d'une série de significations enchâssées les unes dans les autres. Il n'y a pas de doute qu'il s'agit d'un recours significatif dans l'oeuvre. On peut se demander s'il est nécessaire ou adéquat, mais c'est là discuter l'essence de l'oeuvre, qui repose sur cette particulière dosification de l'information presentée au lecteur. Si on nous demande si cela a quelque chose à voir avec Pomme, nous pouvons répondre que le livre est aussi l'histoire d'Aimery. D'ailleurs, pourquoi chercher des justifications? Si, comme dit Roland Barthes, "la littérature d'aujourd'hui est performative; tout le discours s'identifie à l'acte qui le crée", ce n'est pas là seulement un fait inévitable: c'est aussi amusant.

 

 

 

Bibliographie

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La structure narrative dans "La Dentellière" de Pascal Lainé (SSRN).

(Academia)